La poésie, ça parle de tout, de rien, ça permet d’enfermer le monde dans une page, on peut bien dire ce qu’on veut. « Moi, je suis pour la liberté dans les poèmes, la seule qui me reste…« . Le 89e numéro de Traction-Brabant (T-B pour les intimes) commence fort. Comme d’habitude, l’édito de Patrice Maltaverne donne le ton et l’on a hâte ensuite de parcourir les pages en désordre. De s’attarder plutôt dans ce numéro sans thème dans lequel j’ai le plaisir de figurer avec trois textes inédits, j’y reviendrai plus loin.
Dedans, beaucoup de textes qui me parlent, me plaisent, me remuent les tripes, ça sert à ça aussi, la poésie.
Je lis avec plaisir ce texte de Léon Bralda :
Le long du chemin de traverse, les
machines forestières ont élagué le plus
haut rêve des ronces. La pluie a delayé
les argiles et les sables, puis accueilli le
ciel en chapelet jusqu’aux vallons.
Nelson Jacomin ensuite est dans le ton, je relève parce que depuis mon retour de Bretagne c’est l’été comme j’aime pas :
On étouffe
L’été
Chaud
Simple, percutant, efficace. Je tombe ensuite en admiration sur les Nocturnes d’Hélène Miguet que je suppose insomniaque. Elle pose des questions, développe ses réponses. Ainsi :
Peut-on moudre du café pour les insomniaques ?
Est-ce que le silence un jour se tait ?
Qu’est ce qu’on regarde ce soir ?
Les forêts sont-elles des apocalypses ? dont voici un fragment de sa réponse :
Je déroule leur longue mémoire sur le sentier nocturne du petit bois.
A chaque branche qui craque je revois les cervicales brisées de la vie
les reins au sourire broyé la poudre d’os dispersée par le vent. Des
larmes noires perlent aux yeux des faons.
(…)
Au carrefour m’attend un gibet de bois vert.
Plus loin, un texte de Clémentine Plantevin que je croise régulièrement dans les pages de T-B, ça me plaît, souvent :
les arbres du printemps
fleurissent le silence
Nouvelle découverte ensuite (où alors j’étais passé à côté avant, ça peut arriver), Il faudra faire attention de Claire Demange. Extraits :
Peut-être avant de vivre
Faudra-t-il écrire comment vivre
C’est si compliqué
(…)
Il faudra faire attention
De ne pas s’y cogner
Et de toute façon
On ne pourra pas
S’émerveiller
Je m’enfonce encore plus loin dans ce numéro. Deux questions de Guillaume Fougerat résonnent :
Suis-je si fragile qu’il me semble l’être ? D’où me vient cette obstination à hésiter ?
C’est certain, des questions comme ça, on s’en pose. C’est d’ailleurs pas très bon pour la santé tout ça :
Ma tempe blanchit comme le givre sur le pare-brise, tout se sait, se tait (Georges Thiéry).
On passe au football ensuite, quelque chose de plus léger, quoique sous la plume d’Antoine Bargel, on ne sait plus très bien quoi penser :
Enfin, le football est une chose ;
l’amour, une autre.
Dans les deux cas le score n’est fixé
qu’au moment où l’arbitre fait retentir
le coup de sifflet final.
Mais en amour, on ne connaît pas la durée du match.
On approche de la fin de ma sélection, forcément subjective des meilleurs passages de ce 89e numéro de T-B. J’ai toujours plaisir à lire les textes de Laurent Bouisset, il s’y passe toujours quelque chose. Dans le premier poème, Natation autobiographique, il balance cette idée :
je portais dans les rues une idée singulière :
nager 40 fois 25 mètres
avant le soir
et chaque longueur correspondrait
à un an de ma vie
bon je n’avais que 37 ans
au moment de troubler l’eau tiède
Le second, intitulé est intitulé Amitié :
je n’ai rien fait de productif
depuis un mois
depuis deux mois
depuis peut-être un an ou deux
je ne sais plus
(…)
ils se disent simplement
qu’ils auront du mal
à aller bosser
le matin où
ils apprendront ma mort
Enfin, cet extrait du journal de Jean-Marc Couvé devrait convaincre les plus réticents à se lancer dans la lecture de T-B :
tard-tôt, la colère gronde, amplifiée, aux quatre coins ou aux huit angles si peu ronds. Pointe… Quand les « sans-un », sans toit ni couverts, sans relations, sans « réseaux », sont matraqués sur ordre des « puissants » qui méprisent ces milliards de gens – mais pas les milliards de leur sale argent, et font régner la répression par leurs agents de police, soldats ou CRS à l’intellect indigent…
Une belle soirée de lecture donc. Au milieu, trois de mes textes retenus par Patrice Maltaverne que je remercie, je suis toujours honoré de figurer dans les pages du poézine. Ces trois textes sont issus d’un projet sur lequel j’ai travaillé ses derniers mois. Intitulé Non-lieu, il évoque un étrange voyage en train aux lisières de différentes réalités. 67, publié dans le 6e numéro de Poétisthme fait également partie de cet ensemble de texte. Voici donc les trois textes en question et n’hésitez pas à laisser un mot sur tout ça !
35.
le train roule toujours. le paysage a changé. nous traversons une région recouverte de lacs dans lesquels se reflète l’envers du ciel. le bleu se fait discret, recouvert d’une mousse noire, grise, blanche, crème, violette. le ciel fait ce qu’il peut, se débat entre les cercles de l’onde qui trouble la surface lisse des eaux douces. sur la rive lavande myrtille, une barque à demi échouée se désintègre dans l’indifférence. le bois vermoulu grouille de vie, le métal rongé par l’humidité et la rouille pleure sur les planches pourries. ses larmes sont orange, ocres.
on dirait une coulée de lave figée par le temps.
36.
la ville est proche. les friches se succèdent. les hangars désaffectés défilent. leurs portes sont ouvertes, les carreaux des fenêtres brisés. des éclats de verre jonchent le sol.
et puis une forme humaine. juchée sur un réverbère sans fin qui grésille dans l’agonie du jour. l’homme danse. vole plutôt, suspendu à l’immense tige de métal. il m’hypnotise. il se tient par les pieds. le corps en lévitation, un angle de quatre-vingt-dix degrés par rapport au réverbère.
aucun fil ne le retient, mis à part celui qui le relie à la vie.
41.
sur le quai, une femme parle avec un homme, entre deux âges. il remue à peine les lèvres, comme s’il ne voulait pas être entendu. il glisse une main dans sa poche, en retire quelque chose de froissé.
la femme tend la main.
furtivement, l’homme lui glisse ce quelque chose de froissé qui disparaît dans son sac. alors elle tourne les talons et l’homme lui emboîte le pas, le regard fixé sur son postérieur.
en face de moi, A. comédienne, observe la scène de ses grands yeux tristes. elle soupire, me jette un œil par-dessus son livre. gêné, je fixe la page qui se tourne. elle en a lu les deux tiers.
Clément Bollenot